Paru dans l’IBPhile de mars 2023 – Institut biblique de Nogent/Marne
Existe-t-il des points de non-retour ? Quelques fois, la capacité d’invention légitime de l’homme le conduit à franchir des limites qui peuvent être fatales. Dédale est l’un des symboles les plus prestigieux. Quelle est sa pensée et ses entreprises ? En quoi elle nous concerne aujourd’hui ? Tout est-il permis au mépris des lois naturelles de la sagesse éclairée, de la volonté de Dieu ?

Des personnages de la mythologie grecque, Dédale fait partie des rares qui ont réellement existé. Père d’Icare, ses compétences étaient nombreuses et prestigieuses. Architecte, sculpteur, dessinateur, ingénieur, Dédale était talentueux., un homme influent dirait-on aujourd’hui. Pourtant, il avait un immense défaut. En était-il conscient ? Sans doute pas, car à cause de ses grandes capacités d’ingénierie, il se croyait tout permis et n’acceptait aucune limite. Il pensait qu’on pouvait corriger les conséquences négatives d’une action par une nouvelle action. Son invention la plus célèbre est le Minotaure. Pour répondre au caprice érotique d’une reine, Dédale crée le Minotaure, un monstre hybride, mi-homme mi-taureau. Très vite, son monstre pose problème. Alors, il conçoit un labyrinthe pour l’emprisonner. Plus tard, avec son fils Icare, il se retrouve coincé dans son propre labyrinthe. Loin de se décourager, il invente des ailes artificielles qu’il colle avec de la cire sur son fils et sur lui pour sortir par les airs de sa précédente invention. Si Dédale s’en est sorti, il a trouvé asile en Sicile, il a été profondément meurtri de voir mourir son fils, Icare. Ce dernier trop Imprudent et inconscient du danger, grisé sans doute par sa nouvelle capacité de voler, s’est approché trop près du soleil, il a perdu ses ailes et s’est tué dans sa chute dans la mer.
La pensée de Dédale est claire. On peut prendre tous les risques, on trouvera toujours une solution nouvelle et inventive pour s’en sortir. Dédale est-il celui qui donne des clés à chacun pour corriger les conséquences néfastes d’actions échouées ou est-il tout simplement la figure de l’arrogance la plus dangereuse et la plus irresponsable ? Aller toujours plus loin ! Désireuse d’exposer en permanence sa puissance inventive, notre société défie toutes les règles les plus élémentaires de la création et des relations humaines. Est-elle atteinte du syndrome de Dédale ?
En tant qu’enfants de Dieu, comment éviter l’hubris, ce que les grecs anciens appelaient la démesure, le refus de toute limite, la plus dangereuse et la plus irresponsables ? Je propose quelques pistes de réflexions connues déjà, mais essentiel à rappeler :
- Cultiver l’humilité : Qu’est-ce que l’humilité ? Jésus est le modèle de l’humilité. Par amour pour nous et volontairement, il a accepté de se limiter dans notre temps. Pour Saint Augustin, elle est le fondement de toutes les autres vertus[1]. L’humilité, c’est reconnaitre et intégrer que nous sommes des êtres crées, limités, finis et que nous avons besoin de Dieu et des autres. Refuser Dieu conduit à un point de non-retour fatal pour l’éternité. Entrainer les autres au-delàs des limites raisonnables, même dans nos Eglises sous prétexte que c’est la volonté de Dieu, amène à les abîmer et soi-même. Dédale en a fait l’amère expérience avec son propre fils. L’humilité nous fait accepter qu’il y ait des points de non-retour et des limites à respecter.
- Cultiver la confiance en Dieu : La confiance en Dieu est de vivre dans sa dépendance. Il est le Dieu souverain qui tient le monde dans sa main, ainsi que notre vie. Si la science et la technologie sont nécessaires et pertinentes, elles n’ont pas toujours conscience des risques encourus ni des valeurs portées par leur invention. Penser que le tir pourra toujours être rectifié est une erreur et un manque de sagesse. Certains actes sont irréversibles et nuisent à la vie. Avoir une confiance aveugle en elles pour régler les problèmes qu’elles- mêmes ont engendré serait la ruine de l’âme, comme le dit Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme[2].
- Cultiver l’amour pour les autres : Dédale, a-t-il pensé à son fils, à sa jeunesse et à son immaturité, dans sa course folle ? Notre monde si inventif pense-t-il à demain, à l’héritage qui sera laissé aux plus jeunes ? Aujourd’hui, nous avons l’impression que l’humanité est entrainée dans la folie égoïste de certains appelés progressistes pour satisfaire leurs plus vils désirs. Aimer nous oblige à penser le présent pour transmettre à la génération actuelle et aux suivantes des qualités qui s’opposent à l’arrogance et à l’égoïsme de Dédale telles que la prudence, la vigilance, la modération, la maitrise de soi. Aimer les autres, c’est leur dire que si tout est permis, tout n’est pas utile[3].
Quelle société voulons-nous léguer à nos successeurs et surtout quelle Eglise souhaitons laisser à nos héritiers dans la foi ? Aujourd’hui, il est urgent et prioritaire d’œuvrer pour transmettre une Eglise où la Parole de Dieu est au centre et non la toute puissance humaine servie par une technologie trop souvent outrancière. Ces paroles de Rabelais, certes dites dans le contexte de sa critique des théologiens sorbonnards, sont d’actualité et nous interpellent : « Méfie-toi des abus du monde ; ne prends pas à cour les futilités, car cette vie est transitoire, mais la Parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour tes prochains, et aime-les comme toi-même. » Ce qui compte avant tout, ce n’est pas d’étaler nos moyens et notre puissance, mais d’aimer sans limites.
Patrice Kaulanjan, pasteur et président
[1] Saint Augustin : Confession I, 1,1
[2] Rabelais : Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel – ch. 8
[3] 1 Corinthiens 10. 23